« J'ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l'amour : car les limites de pierre ne sauraient arrêter l'amour, et ce que l'amour peut faire, l'amour ose le tenter. » — William Shakespeare, Roméo et Juliette.  

Il y a ce genre de jours, comblés par l’incertitude, injectés de petits imprévus - des petits aléas de la vie que l’on peut prévoir, des fois un peu moins. Comme, tenir les cheveux de sa tendre moitié lorsqu’elle est malade au petit matin, une main affectueuse dans son dos pour l’apaiser - avant de lui apporter une tasse de thé sucré pour l’aider à se sentir mieux. Ce sont des choses qui arrivent.  
D’autres fois, ces petits imprévus prennent la forme d’un client qui vous annonce que votre petite amie en a une sacrée paire, pour aller se frotter au gros balèze d’en bas. Et la retrouver couverte d’ecchymoses, dans les bras de son gagne-pain, attraction principal du fight-club clandestin. C’est plus rare, mais ça arrive aussi. Dans la même journée, un peu moins. Sans aucun doute Yoong-Ki sait comment pimenter sa vie, pour que chaque jour à ses côtés soit rempli de nouvelles saveurs, pour le meilleur et pour le pire. Ça fait partie de son charme.  
Mais de tous les imprévus qui vont et qui viennent, il y en a bien un auquel Ashton Butler n’était absolument pas préparé : cet ultime coup du sort, qui en guise de dernier acte vient clôturer cette même journée riche de rebondissements.  

Une heure passée. Ash quitte ses chaussures et file se servir un verre de scotch ; allume un air d’opéra pour faire passer le temps. Lakmé, acte I. Duo des fleurs, par Léo Delibes ; un opéra Français qu’il affectionne particulièrement. Rien de tel pour souffler après une journée épuisante.
Le gérant du Hells Bells est resté seul pour fermer le bar, virer les derniers poivrots qui ont pris racine sur leur tabouret et préparer le service du lendemain après bien sûr un brin de ménage. Il regarde sa montre. Yoong-Ki ne devrait plus tarder maintenant, il s’étonne d’ailleurs qu’elle ne soit toujours pas revenue de la promenade de Murphy, vu l’heure tardive et la nuit qui dehors dévore les moindres poussières de lumière. Le jeune Butler regarde son portable pour la troisième fois, puis décide finalement de pousser les prémices de son inquiétude au loin pour le moment. Il peut attendre dix minutes, avant de l’étouffer d’un nouveau message pour savoir où elle est. Ash soupire. Il s’assoit sur le canapé, pose sa tête contre le dossier et ferme les yeux un instant, profite tout simplement du calme, des notes parfaitement arrangées de cette mélodie - et d’un bon verre d’alcool.  

La porte claque, un bout de truffe froide et humide vient se coller à son avant-bras. Le garçon sourit, éteint la musique et passe une main dans l’encolure de l’animal toujours enthousiaste de le retrouver. Ashton et le malinois ont cette sorte de complicité que seuls un maitre et son animal comprennent, partagent leurs habitudes, leurs émotions ; joies et peines. Le terrestre rit faiblement en parlant au canidé, qui s’empresse de le couvrir d’affection sous le menton.
Pourtant quelque chose ne va pas. Yoong-Ki n’est toujours pas entrée dans le séjour. Ashton lève le regard, et la trouve là, cloitrée devant lui, la mine bien trop grave. Le sourire du barman s'estompe tout aussi rapidement au profit d’un air bien plus sérieux, et des yeux qui questionnent silencieusement la demoiselle. Ash pousse doucement le chien pour s’en éloigner, non sans lui déposer une dernière petite tape au garrot, et se place clairement inquiet devant elle.

Yoong-Ki bégaye, avant de courir de nouveau vers la salle de bain. Est-ce qu’elle est encore malade ? Non, il peut l’entendre fouiller dans une trousse.  
— Yoo ? Hé tu commences à m'faire flipper ?  
Butler croise le regard du berger belge, visiblement tout aussi confus que sa personne. Mais au lieu de répondre, elle réapparait, le visage rougit et un bouquet indécelable d’émotions qui se succèdent et se chevauchent, de quoi accentuer les doutes de l’homme qui lui fait face avec des sourcils froncés.  
Et finalement, sa gorge se dénoue, les paroles transpercent l’épaisse atmosphère qui les entoure et elle lui tend quelque chose qu’il prend d’abord sans vraiment regarder, incapable de décrocher ses yeux des siens au sol.
— Quoi, qu’est-ce que cet asshole t’a dit ?! J’te jure que si il t’a menacée j’vais le- Il baisse les yeux sur l’objet entre ses doigts, manque de s’étouffer en cours de route. -buter...
Quatre nouveaux objets, identiques au premier, lui sont remués sous le nez.

Ashton ne sait pas vraiment ce qui se passe ensuite, il sait juste que, d’un coup, sa vision s’obscurcit, sa tête devient étrangement légère. Il plisse les yeux. Son cœur ratte un battement, accélère, plus trop sûr de savoir comment garder le rythme ; l’air semble lui manquer alors que pourtant ses poumons fonctionnent très bien. Les yeux fixés sur le morceau de plastique, il pose maladroitement son verre de scotch et défait le premier bouton de sa chemise. Il entend vaguement Yoong-Ki articuler des mots d’excuse en face, mais il n’entend qu’un vague bourdonnement imperceptible dans ce coton qui étouffe chacun de ses cinq sens.
Le garçon perd l’équilibre, fait deux pas en arrière et s’assoit sur la table dans son dos pour éviter une collision frontale avec le sol. Il ne peut pas rester debout. Il prend son front dans les mains alors que danse la pièce autour de lui, puis de nouveau, fixe le petit objet blanc.
Un test de grossesse. Positif.  
Une seule question tourne en boucle dans son crâne. Comment ça a pu arriver ? Bien sûr, Ash sait depuis longtemps comment on fait les bébés. Mais pour son peu d’intérêt pour la chose, et son absence quasi-totale d’attirance sexuelle qui donne la mesure à leur couple, ce genre de choses n’étaient pas censées leur tomber dessus. Pas de cette manière. Quelqu’un là-haut, doit vraiment se foutre d’eux.

Un tas d'interrogations arrivent ensuite simultanément. Comment ils vont faire ? Qu’est-ce qu’ils vont devenir ? Qu’est-ce que.... cette chose, qui grandit lentement en elle, va devenir ? Ce n’est pas le bon moment, ils ne sont pas prêts. Ce n’est pas le bon milieu. Leurs vies ne sont pas stables, leurs santés mentales sont des épaves, trainées dans la boue depuis de nombreuses années. Est-ce que seulement, ils savent être parents ? Et s’ils ne sont pas faits pour le métier ? Putain, ils n’ont plus un seul sou ! Complètement fauchés, à un point que Yoong-Ki ignore encore ; tout comme lorsqu’il était lui-même un morveux en couche-culotte. Et si, en essayant, il devenait comme son propre père ? Ce serait son pire cauchemar, répéter les erreurs de son géniteur. Briser une nouvelle famille, tout comme il a déjà fortement contribué à briser ce lien si précieux qu’il partageait autrefois avec Aaron. Et si, cette nouvelle, faisait partir en fumée, ce qu’il partage aujourd’hui avec celle qu’il aime profondément ?
Les sentiments se mêlent, s’emmêlent sous la forme d’une boule dans son estomac. Choc, inquiétude. Terreur. Surprise. Frustration. Colère ? Comment l'autre taré a pu savoir avant lui ? Il ne sait pas, il ne sait plus.  
Il y a néanmoins une autre palette d’émotions qui couvre cette toile mentale. Quelque chose de plus doux, de plus réconfortant. C’est comme si une partie de lui s’était débloquée, un poids qui paradoxalement s’envole ; comme si quelque part, tout au fond de lui, il savait qu’il est prêt depuis toujours, à prendre soin d’une vie aussi frêle et fragile. A veiller sur un petit être qui pourra compter sur lui et le glorifier du surnom si précieux de “papa”. Comme si c’était la réponse évidente à tous les maux, qui depuis son adolescence l’assaillent à coup de cauchemars éveillés et tortures psychologiques. Peut-être un signe du destin, juste un petit coup de pouce, pour aller de l’avant malgré les circonstances ? Joie, émotion et tendresse, se joignent aux premières impressions toujours présentes ; c’est ce qui l’aide à reprendre prise sur le présent malgré le caractère absurde et totalement fou qu'elles semblent partager à ce moment.  

Ashton lève la tête pour trouver Yoong-Ki le visage déformé par la douleur, affalée lamentablement au sol contre le mur. Prise de hoquets et sanglots, entre deux phrases d’excuses presque délirantes. Une vision de désespoir qui lui brise littéralement le cœur, le ramène directement à la découverte du corps de sa mère, à la vie qui quitte lentement le regard vide de Daniel. Le jeune homme se met une claque mentale. Plus que jamais, elle a besoin de lui, il doit se ressaisir. Il doit être fort, pour elle, pour eux. Tout comme elle l’est si souvent pour le soutenir et le réconforter.
Butler se jette pratiquement au chevet de sa petite amie et tombe à genoux en face d’elle. Doucement pour ne pas l’effrayer il glisse une main sur sa joue mouillée, attrape son menton qu’il force gentiment dans sa direction.  
— Hé, hé, hé, Darling... Yoong-Ki, regarde-moi, il implore tout doucement, à peine plus haut qu’un murmure mais assez sûr pour qu’elle le comprenne.
Et puis une fois qu’il est parvenu à accrocher son regard, il ajoute avec toute la sincérité dont un homme peut faire preuve :
— Je t'aime, tu m’entends ? Y’a rien qui peut changer ça !
Le garçon passe une main douce derrière la nuque de Yoong-ki et l’attire dans le refuge offert par son propre cou – épaule sur laquelle écouler ses larmes sans honte ni jugement. Il ne remarque pas même qu’il l'a naturellement blottie contre la cicatrice de son terrible passé - preuve inconsciente d’une profonde confiance.  

Inconfortable dans cette position assez bancale, il glisse à son tour contre le mur, s'assoit à côté d’elle pour la tirer encore plus proche de lui. Sa tête repose toujours contre sa clavicule ; il encercle des bras puissants autour de ses épaule pour lui offrir soutien et sécurité, alors qu’il la berce de mots de réconfort et que sa main gauche caresse affectueusement l’arrière de son cuir chevelu. Murphy qui ne comprend rien à la situation mais qui ressent la tristesse de ses parents humains, vient à son tour poser sa tête sur la cuisse de Ashton.
— Shh. C’est pas ta faute. C’est pas la mienne. C’est... Juste....  
Le garçon ferme les yeux, cherche ses mots, toujours assailli par le choc et l’émotion. La dernière chose qu’il veut cependant, c’est qu’elle se sente coupable de quoi que ce soit, quand elle n’a rien à se reprocher.
— Yoo c’est...., il renifle, tire sa tête en arrière et tord son cou pour regarder sa moitié, peu certain du terrain sur lequel il se lance.  
Finalement, il décide de laisser parler l’émotion qui semble prendre le dessus sur toutes les autres.  
— C'est magnifique.
Sa bouche se crispe en une ligne fine, il se mordille la lèvre inférieure, à l’aise et mal à l’aise, confiant et inquiet.  

Il ne tient plus. Les larmes montent à ses yeux. Il ne sait pas si c’est le poids de la pression relâchée, l’incertitude. La vision déchirante de celle qui lui donne envie de vivre, abattue par les affres du chagrin. Ou tout simplement, des larmes de joie. Probablement tout à la fois, il ne sait plus trop, perdu dans le tourbillon de couleurs et sensations qui fait rage dans son crâne. Il ne peut juste pas contenir l’eau plus longtemps, de tracer des sillons sur ses joues.
— Je veux dire... Je... Putain je sais pas comment on va faire, on est dans la merde jusqu’au cou, pour les sous-titres, il rit sans humour. Nerveusement et très franchement dépassé par la situation. Yoong-Ki cependant n’a pas besoin de la précision bien qu’aussi évidente que le nez au milieu de la figure. Mais... C’est probablement la plus belle chose qu’on aura faite... Une chance de faire quelque chose de bien. Offrir à cette petite graine l’amour qu’on aurait dû avoir, la vie qu’on aurait méritée. Une chance que.... Que je ne pensais jamais avoir un jour...
Ashton attrape la main froide de sa petite amie et l'enlace avec la sienne, dépose un doux baiser sur leurs doigts enchevêtrés.  
— Moi aussi j’ai peur. Mais on va s’en sortir, je sais pas comment, mais on va s’en sortir. Je te le promets. Je veux pas que tu t’en ailles, ni maintenant, ni jamais... Je... J'ai besoin de toi.
Il soupire, ferme les yeux une nouvelle fois et pose son menton sur la tête toujours nichée contre lui.
— Je t'aime tellement...  

Les paroles dégoulinent inlassablement, les mots s’emmêlent, tombent comme un torrent de sanglots et reniflements qui se succèdent à l'infini. La coréenne met à nu ses sentiments, émotions qu’elle gardait enfouies au plus profond de son âme depuis tellement longtemps et qui maintenant s’écoulent comme un robinet qui fuit. Les peurs, les angoisses refont surface, et son petit ami, éternellement à ses côtés, sent à quel point cela la pesait - à quel point elle a besoin de se confier, vider son sac avant de tirer sa révérence. C’est pourquoi il la laisse s‘exprimer pleinement, malgré l’immense douleur de la voir aussi vulnérable, sans jamais oser la couper malgré son instinct qui lui crie des réponses à chaque souffle de la demoiselle. Yoong-Ki a besoin d’extérioriser sans interruption ce qui la bouffe, de cet instant rien qu’à elle pour laisser pleurer son cœur malade. Des mots crus - attisés par le doute et l’incertitude de la situation, difficiles à entendre ; et dont la portée aussi romantique que tragique n’a rien à envier aux œuvres Shakespeariennes. Pourtant, le mordu de littérature ne prend pas goût à cet acte-ci.

Ashton ne pensait pas qu’elle se sentait aussi mal, et maintenant il culpabilise de n’avoir rien vu, tout ce temps, lorsqu’elle était là pour le réconforter et le soutenir ; lorsqu’il profitait égoïstement de la chaleur de ses bras. Il savait que ses pensées n’étaient pas toutes roses, bien entendu. Pour toutes ces fois où elle se lève en pleine nuit pour aller pleurer dans la cuisine, ou encore quand elle se perd si loin dans ses propres pensées, qu’elle pousse à l’extrême ses entraînements ou combats sur le ring. C’est après tout son désespoir, qui faisait amèrement échos au sien, qui a attiré son attention sur elle en premier lieu. Parce qu’ils parlent le même langage. Et pourtant, il était bien loin du compte, et en particulier pour ce qui le concerne directement.  

Un ange passe. Un silence pesant s’installe, ponctué de spasmes de chagrin et la respiration bruyante du berger belge.

— Waouh, c’est...., il se racle la gorge, pris au dépourvu et peu certain de savoir sur quel pied danser à présent. Pour quelqu’un qui dit connaître que dalle pour parler d’amour.... Tu t’défends plutôt bien....

C’est à la fois la chose la plus belle, et la plus déchirante, qui lui ait été dite un jour. Sa tête est un fouillis d’idées et de réponses qu’il voudrait lui apporter, mais qu’il ne parvient à ordonner. Il n’a aucune idée d’où commencer. Les mots, par ailleurs, lui manquent – sujets douloureux ramenés au goût du jour sans qu’il ne les voie arriver. Ash réajuste maladroitement sa position inconfortable contre le mur qui leur sert de dossier, se racle la gorge.  

— Ecoute Yoo... Ce jour-là... J’ai appris qu’il y avait des monstres, qu’ils existaient vraiment. Ils... Ils m’ont... Agressé. Ils m’ont battu, brisé... Humilié. A cause de qui je suis, qui je pourrai plus jamais être complètement, sans avoir peur d’être jugé ou juste frappé. Je les entends encore, se moquer, sans vraiment comprendre leurs mots parce que mes os craquent encore plus fort que leurs rires, que mes tympans.... éclatent sous mes cris et que je m’étouffe dans mon propre sang.

Il ne s’est pas même rendu compte que ses yeux sont fermés désormais, que ses poings sont tout aussi clos et que ses ongles creusent dans la paume de ses mains. Si sa petite amie parle à cœur ouvert, qu’elle a besoin de réponses sincères, alors il va en faire de même, il le lui doit bien. Malheureusement ce sont des souvenirs qu’il ne parvient à jauger une fois la fiole ouverte. Ashton commence à se sentir mal, son corps tremble légèrement - assailli par une vague de fortes nausées alors que défilent dans son esprit les images qui le torturent à chaque fois que ses paupières se ferment.  

— C’est ce que je revis quand je ferme les yeux, quand une porte claque un peu fort et me prend par surprise. Ils me contrôlent, alors que de toute manière je peux déjà plus bouger. Ils... me lèchent le cou, pour jouer... devant Dani, et... Et se nourrissent. Passent leurs lèvres putrides sur ma peau, m’arrachent la carotide... Je sens cette drogue qui me monte à la tête, qui brise ma volonté et me fait couler un peu plus dans leurs bras qui me dégoûtent, et je vois Daniel pâlir. Il passe distraitement une main sur sa clavicule, secoué par un haut-le-cœur. Je sens mon sang aspiré comme une putain de brique de jus de fruits. Mon corps battu au point qu’il lui faut des mois branché à des tubes pour pas clamser, et après ça réapprendre à marcher ou se nourrir...

Ashton renifle, passe une main tremblotante sur son visage, sur son nez. Timidement il rouvre les yeux et attrape le regard de Yoong-Ki, toujours blottie contre lui.

— Ce que je veux dire Yoo, c’est que c’est pas le deuil qui me hante. Ça en fait partie, mais c’est surtout le reste, la violence, la douleur. La honte. Et... la culpabilité. Il détourne le regard. De nouvelles larmes glissent sur ses joues encore mouillées. D'être celui qui a survécu, de pas avoir pu le sauver... Comme... Comme j’ai laissé mourir ma mère... Je l‘ai laissée crever parce que j’ai pas été fichu de prendre un putain de téléphone. Les gens que j’aime, finissent toujours par souffrir. Je suis trop lâche pour les protéger et c’est ce qui me ronge de l’intérieur, depuis que j’suis gosse. Parfois dans mes rêves, je me retrouve à sa place et je suis forcé de les regarder s’amuser avec lui. Mais le pire c’est... C’est quand c’est toi, que je vois à sa place, que je vois mourir... Sans rien pouvoir faire.

Angoisse, frustration. Désespoir. Il n’a jamais vraiment parlé de sa mère à Yoong-Ki, seulement à peine évoqué la femme qu’elle était, aimante et battante, celle avec qui il était si fusionnel jusqu’à ce qu’elle s’en aille tragiquement. Probablement le plus grand trauma dans sa vie, dont il a beaucoup de mal à parler - même avec son frère qui pourtant était présent à l’époque.

Pourtant, il y a aussi une pointe de soulagement, un poids qui curieusement semble s’envoler, quand il dit à haute voix ce qu’il n’a jamais pu confier à qui que ce soit, malgré les efforts du psychologue et du thérapeute qui lui ont été imposés à l’hôpital. Ashton parle avec ses tripes, sur la même base que la demoiselle. Se confie sur des terrains jusqu’ici inexplorés, qu’il n’avait ni l’envie, ni le courage d’affronter. Qu’est-ce qu’ils sont pathétiques, tous deux, ainsi affalés par terre et couverts de désespoir. Et pourtant, dans ce désespoir, il reste un peu d’espoir, celui de pouvoir retrouver, ensemble, leur chemin. Cette discussion est difficile, mais nécessaire ; et leur permettra enfin de voir la couleur du "mieux".  

Le barman se redresse et se tourne de manière à faire face, confiant, à la seule personne capable de le mettre dans un tel état de vulnérabilité sans que ça ne l’inquiète, ou pire, le rende furieux. Ses yeux brillants crèvent de sincérité alors que ses mains glissent sur les épaules pâles devant lui. Il sourit tristement.  

— T’as raison, j’aimais Daniel. Et j’aurai probablement toujours de l’affection pour lui, à cause des circonstances dont il est... Parti. Mais j’étais encore un gamin, et je l’aimais sans vraiment savoir ce que c'est d’aimer quelqu’un. Tout ne s’apprend pas dans les bouquins... Et c’est avec toi que j'ai compris le sentiment. Parce que tu sais quoi ? T’es la première personne, la seule personne qui m'a physiquement défendu. Quand ces brutes sont venues m’arracher le bras. Tu l’as fait de manière totalement désintéressée alors que j’étais juste ce type un peu relou avec ses tentatives foireuses de drague. Pas terrible comme premier rencard le pif en sang et le bras cassé... Mais ce jour-là t’as pris soin de moi, et tu as continué, chaque jour depuis... Et j’ai toujours l’impression de ne pas réussir à te le rendre.

Le jeune Butler chasse une mèche sur le visage de Yoong-Ki et la passe délicatement derrière son oreille, pour mieux voir ce visage qu’il aime tant, et laisse reposer sur sa jour la paume de sa main gauche. Le vent hivernal frappe au carreau, fait vibrer les cloisons de la petite habitation et les oreilles du malinois se dressent avec inquiétude. Mais tout ça ne les atteint pas, bien trop obnubilés par l’instant présent, au chaud dans leur cocon de confort - les bras l’un de l’autre.

— Tu sais comment je suis, comment je fonctionne.... Ouais, j’aime les belles choses, et je plaide coupable, j’adore mater ton cul en pensant que tu me vois pas. Mais c’est pas d’un corps dont je tombe amoureux. C’est d’un esprit, d’une personnalité. Tu peux dire ce que tu veux, mais à mon goût c’est ce qu’il y a de plus beau chez toi... Et tu es magnifique. Bien plus intelligente, bien plus soucieuse et attentive que tu t’en donnes le crédit. J’aime que tu me prennes pas pour un barge ou un alien, à vivre le nez dans mes bouquins, à t’ennuyer pendant des heures avec des choses qui saoulent normalement tout le monde. Ou quand tu me fais croire que t’as pas avancé sur nos séries, que tu fais semblant d’être surprise des scènes alors que j’ai déjà vu l’historique Netflix. Que tu connaisses par cœur toutes les réplique de Rocky, que tu sors parfois sans t’en rendre compte. J’aime que ton sourire soit la première chose que je vois le matin.

— J’aime comment... Comment tu me prends dans les bras, quand j’en ai le plus besoin, que tu me serres contre toi et que j’entends battre ton cœur ; ou comment tu trouves toujours les bons mots pour calmer mes angoisses et me faire me sentir aimé.

Paume gauche toujours délicatement posée sur la joue de la jeune fille, la droite descend le long de son bras pour attraper de nouveau la main de Yoong-Ki – glisse ses doigts entre les siens et la serre fermement. Son regard dérive sur leurs membres enlacés et il penche la tête sur le côté, tandis que du pouce il caresse la peau froide de la coréenne. Son visage rosit légèrement.  

— Yoo... J’aime quand tu me touches, le contact, cette proximité. Quand tu m’embrasses et que ça me fait frissonner. C'est vrai, je n’en éprouve pas forcément l’envie, ni le besoin. Mais... Quand tu me fais l’amour, ce que je ressens, c’est sincère. Je le subis pas. C’est pas comme ça me fait avec... les gars. Je prends aussi du plaisir. Et je me sens à l’aise, parce tu ne m’as jamais forcé, je sais que tu me forceras jamais si je n’en ai pas envie, comme d’autres l’ont fait. Et si j’en ai plus envie, je sais que tu comprendras.

Il détourne une fois encore le regard.

— J’ai juste.... Peur, que tu te lasses... Parce que tu sais quoi ? Je sais pas comment je ferais sans toi. Tu n’imagines pas à quel point tu as changé ma vie. Je t'ai déjà dit que j’ai... essayé d’y mettre fin. Je crois que, quand j‘ai commencé à m’en sortir il y avait toujours cette pensée, quelque part dans un coin de ma tête. Mais aujourd’hui elle n’est plus là, et c’est grâce à toi. J’suis très loin d’être le gars fantastique que tu sembles imaginer. J’suis pas mon frangin... Mais si je suis sûr d’une chose, c’est que tu me donnes envie d’être meilleur. Pour t’offrir ce qu’il y a de mieux, parce que c'est ce que tu mérites.

Et pour ça, Ashton est confiant. Plus confiant qu’il ne l’a jamais été. Yoong-Ki mérite tellement de choses, elle mérite qu’on se batte pour elle, qu’on lui décroche la lune et plus encore. Elle mérite tant de bonheur, après tout ce qu’elle a enduré et cette solitude qui la suit depuis tant d’années. Elle qui a toujours pris soin des autres, sans jamais se soucier d’elle-même... Ash serre les dents, soudainement énervé par l’idée qu’elle puisse imaginer une seule seconde, qu’elle ne vaut pas le coup, et tout aussi triste de découvrir qu’elle pense n’être qu’une sorte d’échappatoire à une histoire avortée à son commencement – quand elle est en réalité la pièce centrale de son existence. Capable aussi bien de lui apporter le bonheur, que de le détruire de manière définitive.  Il faut qu’elle apprenne à laisser les autres prendre soin d’elle ; le laisser prendre soin d’elle.

— Bordel Yoong-Ki ! C’est pas à toi de faire tous les sacrifices ! T’as pas à jouer les martyres, tu vaux bien plus que ça, et c’est pas non plus ce que je veux... La dernière chose que je veux, c’est te voir te faire du mal... J’ai déjà vu assez de gens que j’aime souffrir. J’ai besoin que tu sois heureuse, toi aussi. Et je suis désolé, de ne pas avoir vu ta détresse plus tôt, de pas avoir pu te rassurer. Mais c’est pas de Daniel dont j’ai besoin Yoo, c’est de toi ! De toi, et de personne d’autre.

Ashton renifle, les yeux encore humides de frustration, et d’honnêteté. Mais il ne peut plus résister à l’appel de la proximité : le garçon attrape les épaules de la demoiselle et l’approche dans une étreinte chaleureuse, colle sa joue contre la sienne et trace des petits cercles dans son dos. Un nouveau silence s‘installe, plus léger cette fois-ci, que le premier. Un instant ou tous deux, tout simplement, prennent le temps de respirer de nouveau et profiter, tout simplement, de leur moitié.              

— Peut-être que tout ça nous semble insurmontable pour le moment, il murmure à son oreille. Mais moi j’y crois, je sais qu’on peut transformer cette situation... inattendue, en quelque chose de magnifique. Quelque chose qu’on va construire, tous les deux et dont on pourra être fiers. Cette fois, j’ai vraiment envie d’y croire.

— Salanghae, Yoong-Ki. Neol neomunado salanghae...

La tempête se calme, l’horizon embrumé lentement s’éclaircit. S’ensuit aux cœurs ouverts, une atmosphère bien plus douce, réchauffée par le souffle léger du malinois qui ponctue les quelques silences apaisants. Murphy lève le regard vers les deux humains assis sur le sol : l’affection remplace désormais la blessure dans leur langage corporel. Un sifflement satisfait s’échappe de sa truffe, à peine audible, sa tête tristement posée sur la cuisse de son ami - non loin du corps encore tremblant de Yoong-Ki. Le berger bien sûr ne comprend pas la langue des bipèdes, et encore moins la complexité que peut parfois prendre leurs vies. Il perçoit néanmoins tant d’autres choses, des sons, des odeurs ; il comprend le langage du corps et bien qu’avec peu de nuances, interprète les expressions du visage. Et comme beaucoup de canidés, quand il perçoit gêne ou frustration chez son maître alors son premier instinct est de les faire disparaître, peu importe s’il en est le responsable. Murphy sait que pour Ash, ce qui fonctionne, c’est la proximité. Le simple fait de sentir une présence familière, là auprès de lui, un souffle chaud contre sa peau, l’apaise. Alors pas question de le lâcher d’une semelle, peu importe à quel point il voudrait aller ronger son os à mâcher.
Sa tête se lève et ses oreilles se redressent, soudainement alerte au doux son qui sort de la gorge d’Ashton : un rire, nerveux mais sincère. Un rire qui le prend par surprise, tout comme la remarque de Yoo sur son accent. Le malinois penche la tête sur le côté et se lèche les babines. Peut-être bien qu’une fois la crise endiguée, quelqu’un voudra bien jouer avec lui.

— Ashton Butler… tu vas être papa, la coréenne lui annonce plus sereine cette fois-ci, et pose son front contre le sien.  
Ashton n’est pas le genre de personne à dévoiler ouvertement ses émotions, à laisser paraitre devant les autres ses sentiments ou vulnérabilités. Bien sûr, il s’est toujours montré plus transparent et authentique devant Yoong-Ki, qui a tant gagné son affection que sa confiance en lui permettant de se sentir vivant de nouveau. Il reste pour autant un être extrêmement pudique sur ce qu’il ressent, et s’efforce de toujours garder le contrôle sur ce qu’il veut bien montrer – quand elle l’a assurément déjà vu plus bas que terre.
Et pourtant, à ces mots, à l’utilisation explicite du mot “papa”, c’est plus fort que lui. Des larmes se forment dans ses yeux, des larmes de joie - accentuée probablement par l'évacuation de toute cette tension.
— Pardon... Je... >sigh< J’passe un peu pour un con là...  , Ash renifle. Il détourne la tête, embarrassé, et passe sa manche sur ses yeux pour en chasser l’humidité. Mais la commissure de ses lèvres tend vers le haut ; il lâche même un nouveau rire.  
Il pose la main sur l’avant-bras de sa petite amie, qui repose toujours affectueusement sur son épaule, et caresse doucement sur sa manche par de petits va-et-vient de son pouce.
— Et je serai toujours avec toi darling, quoi qu'il arrive. Et même si tu t’moques de mon accent quand tu m’apprendras, j’te promets de pas t’foutre à la porte.
Il sourit taquin, mais crevant de sincérité.  
— Bon allez, c’est pas que j’veux pas crécher par terre - le côté nostalgique, tout ça - mais faudrait pas qu’on prenne racine...
Ashton, un peu à contre cœur, sort de l’étreinte pour se redresser contre le mur. Sous le regard de Murphy, assis un peu plus loin et la queue battante, le gérant du bar prend appui derrière lui et se lève du parquet dur, réajuste le col de sa chemise, puis tend la main à la jeune femme pour l’aider à le rejoindre. Lorsqu’ils sont enfin debout, il prend une seconde pour la contempler ; il glisse ses deux mains de chaque côté de son cou, juste sous ses oreilles, ses doigts qui s’emmêlent dans ses cheveux à l’arrière de son crâne.  
— Je t'aime, il embrasse son front. Allez viens.
Une main comme un fantôme sur son épaule, il guide – un malinois dans les pattes – la demoiselle vers le canapé un peu plus loin, sur lequel il sait qu’elle sera bien plus confortablement installée qu’à même le sol froid. Il attrape un plaid parfaitement plié un peu plus loin, et le drape sur ses épaules, puis tourne les talons en lui assurant qu’il revient dans deux minutes.  
— Non Murph, toi tu restes là, il souffle à l’animal qui s’empresse de lui emboiter le pas. Tu veilles sur elle buddy, ok ? Le garçon ajoute, un sourire en coin léger à Yoong-Ki - comme s’il venait de charger l’animal d’une mission de haute importance alors qu’il ne quitte pas même la pièce.

Les oreilles du berger retombent contre l’arrière de sa tête, un faible gémissement s’échappe de sa gorge alors que, une patte incertaine encore levée, il observe Ashton s’éloigner. Il voulait le suivre, affecté par ce qui vient de se passer entre les deux humains et désireux de supporter son ami. Mais il obéit et ne continue pas plus loin, et tant pis si le bipède se dirige vers une portion potentielle de croquettes supplémentaires. Murphy repose ses coussinets sur le parquet et s’assoit tristement, la respiration sifflante et la mine désolée.  
Un bruit attire son attention dans son dos. Tant pis pour Ashton, il décide, il va aller réclamer de l’attention autre part, auprès de son autre bipède préféré - qui au moins ne le laisse pas derrière. Ses oreilles se redressent et il retourne tranquillement vers le petit canapé. D’abord il glisse sa truffe humide contre la main de Yoong-Ki, puis pose sa tête sur ses genoux en quête de quelques caresses. Il peut sentir sa détresse, même si moins présente désormais : il n’aime pas la voir bouleversée, elle non plus. Alors quand il disparaît quelques minutes de son champ de vision, c’est uniquement pour revenir avec le bout de corde épaisse sur lequel il se fait les dents, et l’offrir à son amie à deux pattes, la langue pendue et la queue battante. Son os à ronger est le suivant sur sa liste d'offrandes.

Dans le petit espace plus isolé qui leur sert de cuisine, Ashton est pensif - et pas seulement du fait d'avoir revécu des instants troublants de sa vie. Alors qu’il a mis de l’eau à bouillir, ses deux mains reposent sur la surface d’un plan de travail, tête baissée entre ses épaules. Il ferme les yeux. En vérité, il n’a aucune idée de comment les choses vont se passer, ni même où ils se dirigent. Tout ce qu’il sait, c’est que beaucoup de choses s'apprêtent à changer, comme le fait d’habiter dans un bar à ivrognes, avec un verrou qui tient à peine. Bien sûr qu’il est heureux, éperdument heureux ; mais il l’est tout autant qu’il est terrifié. Et s’il essaye de faire bonne figure devant Yoong-Ki, pour la rassurer et qu’elle puisse se reposer sur lui le temps de se faire à la situation, son esprit n’est pas serein. Au-delà de ses inquiétudes sur le fait de ne savoir être père, un enfant, c’est beaucoup de responsabilités – il est bien placé pour le savoir – et d’argent. Mais il a des informations que sa petite amie ne connaît pas : ils sont complètement fauchés, aujourd’hui même les combats ne suffisent plus à combler les trous de leur portefeuille. Comment il est censé le lui annoncer ? De sa peur qu’elle se prive de choses qui lui font envie, et par fierté personnelle qui l’empêche de reconnaître l’échec après tous ces efforts pour être indépendant, le sujet était déjà devenu délicat ; maintenant il est devenu critique.
La bouilloire commence à siffler, l’eau est assez chaude à présent. Ashton soupire. Dans tous les cas, ce n’est définitivement pas une problématique à évoquer ce soir. Ils trouveront une solution, il a envie d’y croire. C’est ce que font les gens comme eux après tout, ils vont de l’avant, ils improvisent. Le jeune homme s’active de nouveau et verse l’eau chaude dans une tasse. Son regard dévie, il songe un instant à prendre une bière. Au final, il se sert un verre d’eau, et retourne dans la partie principale de la pièce, tend l’infusion chaude à Yoong-Ki et s’assoit à côté d’elle.