« La plus grande tragédie de la vie n'est pas la mort, mais ce qui meurt en nous tandis que nous vivons. » — Norman Cousins.

Le Hells Bells. Pas le meilleur endroit de la Terre, ni même de la Nouvelle-Orléans. Encore moins le bar le plus chic de Freret Street, pour ce que ça vaut. Dans une ruelle un peu à l’écart du reste des commerces, le petit bouis-bouis aux boiseries rustiques et pauvres décorations n’est pas exactement fréquenté par la fine fleur de Louisiane : la plupart des ivrognes qui le peuplent ne cherchent rien d’autre qu’un asile pour échapper à leur problèmes, une place où s’engouffrer dans les abysses de l’oubli. Parfois, un groupe de bikers s’arrête pour descendre des canons et passer un bon moment au son de Motörhead, personne ne les interroge jamais. Ici, personne ne pose de questions. Parce que dans le fond, tout le monde s’en fou.
Non, le troquet n’est pas parfait, c’est une évidence. Mais qui a besoin de perfection ? Toutes ces petites choses sont aussi ce qui façonne l’âme du petit pub misérable. Comme Ash, il a été rebâti sur ses cendres, pour muter vers une meilleure version de lui-même ; il fait son petit bonhomme de chemin tandis qu’autour tendent tous les autres bars vers une même norme, quelconque et sans vie, en oublient jusqu’à leur essence propre. Dans les environs, le Hells Bells est devenu un sanctuaire pour quelques âmes égarées, des brebis qui ont troqué la douce lumière du grand patron pour ce néon sale et vacillant de l’entrée. Une fois passé la porte alors saints et pécheurs se côtoient, parce qu’il n’existe aucune forme de jugement.
Rien que pour avoir réussi à créer cet univers de ses propres mains et de le voir chaque jour évoluer un peu plus, le plus jeune Butler peut se montrer fier.

Au sous-sol, c’est le calme plat. Ash git sur une chaise en équilibre sur deux de ses quatre pieds tandis que ses propres bottes reposent délicatement sur la petite table en face. Parfois les craquements du bois lorsqu’il se balance viennent se mélanger aux légers ronflements du canidé qui dort à ses côtés.
Le garçon ne fait pas franchement attention à son entourage cependant, bien trop absorbé par les pages entre lesquelles il navigue sereinement. Othello, the Moor of Venise. Ash a toujours été apaisé par l’odeur du papier que l’on feuillette, si bien qu’il se faufilait toujours dans les pattes de son frère dès il l’entendait ouvrir le livre de cuisine de feu leur mère quand ils étaient plus jeunes. Ce n’est pas pour autant qu’il l’aidait à cuisiner cela dit. Une fois plongé dans cet infini océan d’encre et de mots, il en perd facilement la notion du temps. Parce que parfois, il a cette sensation que le monde sur lequel s’ouvrent les couvertures d’un livre est bien plus facile à vivre que la vie réelle, bien plus accueillant aussi — et parce qu’il se sent en sécurité auprès de ses auteurs préférés.

Mais d’autres fois, il se souvient de ce qui le raccroche à sa vie, ce qui compte le plus et lui donne envie de se battre pour le conserver.

Les halètements de plus en plus insistants de Yoong-Ki sont contre toutes attentes ce qui finit par le tirer de sa douce rêverie. Les mouvements violents de l’air brisent l’atmosphère si paisible qui régnait pourtant en maître au cours de sa lecture — viennent se crasher contre les parois de sa bulle invisible.
Ashton lève des yeux curieux par-dessus les pages de son ouvrage, la regarde faire un instant dans le silence le plus complet. Voilà bientôt une heure qu’elle a pendu ce sac au milieu du ring et qu’elle s’entête à frapper dessus, comme s’il s’agissait de la pire personne au monde. Sans se laisser le moindre répit. Ses coups sont francs, impitoyables ; un filet de transpiration recouvre l’encolure de son tee-shirt à présent. Quant à son visage, et bien.. Ce n’est plus qu’une plaque de marbre, froide et inémotivite tandis que sa petite amie semble totalement déconnectée avec la réalité.

— Il t’a fait quoi c’sac, au juste ? Le garçon arque un sourcil accusateur.

La remarque est sarcastique, mais elle témoigne aussi pour les oreilles averties d’une certaine inquiétude de sa part. Il sait à quel point Yoong-Ki peut se perdre dans ses entraînements, tirer son corps jusqu’à ses limites sans vraiment se sentir préoccupée par son état, tout comme il est bien conscient de la raison pour laquelle elle le fait. Au moins, l’un des deux se soucie.

A l’absence de réponse, Ash soupire et retire ses pieds de la table de manière à stabiliser son trône de fortune. Il dépose machinalement son livre ouvert face contre la surface de bois et lève le menton dans la direction de sa copine.

— Tu sais, t’es pas obligée de faire… ça, il souffle en désignant maladroitement le reste de la pièce. Elle sait de quoi il parle, ce n’est pas la première fois qu’ils ont cet argument. Encore faudrait-il qu’elle l’écoute au travers de son voile de concentration. J’suis sérieux Yoo, mettre une raclée à tous ces trouducs c’est pas une solution durable.

Le point est que Ashton n’aime pas regarder cette personne qui a redonné un sens à sa vie, plonger chaque jour encore un peu plus dans les affres de l’autodestruction en montant sur le ring. A chaque fois que Yoong-Ki prend un combat, il ne peut retenir cette appréhension qui forme une boule au creux de son estomac. Non seulement ses propres accès de rage le poussent constamment à vouloir faire la peau à tous ceux qui parviennent à franchir sa défense pourtant impénétrable, parce qu’il sait qu’ils n’en ont rien à faire des règles de sécurité au combat et veulent juste « mettre une raclée à cette petite asiatique » pour se faire applaudir par une bande de chacals la plupart du temps misogynes ; mais surtout les combats de free fight qui se déroulent au sous-sol sont destinés aux gens désespérés, aux gens qui n’ont plus rien à perdre — ceux qui n’attendent plus rien de la vie. Maintenant qu’elle l’a, lui, elle ne devrait plus être autant désespérée, right ? Cela sonne peut-être un peu prétentieux, mais c’est l’effet que Yoong-Ki a eu sur lui, même s’il souffre toujours silencieusement de tant de maux.

Une nouvelle fois, ses paroles s’échappent dans les airs comme un songe funeste sur le cul d’un babouin et la demoiselle ne laisse paraître aucun signe d’attention. Ashton plonge sa tête entre ses mains puis se frotte grossièrement l’arrière du crâne.

— D’accord, tu l’auras voulu, il dit d’une voix neutre, ponctuée de détermination cependant.

Sur ces mots, le jeune homme pousse sa chaise vers l’arrière, se lève et quitte sa chemise blanche pour ne plus rester qu’en maillot de corps. Ash enroule alors négligemment quelques bandes de tissus autour de ses poings et rejoint à son tour le ring au centre de la pièce — se glisse sous les élastiques qui le séparent de sa petite amie.
Une fois à la hauteur de Yoong-Ki, le dernier Butler attrape le sac sur lequel elle s’acharne toujours avec autant de ferveur et le bloque par le poids de son corps. Alors qu’il a finalement gagné son attention, il se place volontairement entre les deux combattants : animés et inanimés.

A la provocation d’en face, Ashton laisse naturellement filer un sourire en coin.
— Tu sais, si t’en as marre que j’te botte tes jolies fesses, tu peux juste le dire, qu’il détourne avec arrogance les paroles de sa Juliette des temps modernes, puis se lèche machinalement la lèvre inférieure.

C’est comme ça que ça marche entre eux, provocations gentillettes et remarques sarcastiques, ponctuées par quelques crasses mutuelles, un peu comme si les « je t’aime »  et « ne me quitte pas » étaient défendus. Un peu comme si, dans le cas où ils auraient l’outrecuidance d’admettre leurs sentiments, tout pourrait s’écrouler, juste là, d’un claquement de doigts. Parce que tout ce qu’ils ont aimé au cours de leur vie a toujours filé entre leurs mains poisseuse, et Ash ne peut tout simplement plus imaginer une vie sans Yoong-Ki maintenant que leurs âmes se sont retrouvées. Il ne peut pas revivre ce qu’il a vécu après Daniel, il le sait au fond de lui : il n’en a pas la force. Pas sans elle.
Il faut dire que les échanges peluches et bouches en cœur ne font pas non plus partie de leur caractère : Yoo et lui ne sont pas ce genre de couples qui s’affichent en place publique, collés l’un à l’autre comme des siamois en immersion dans la bouche l’un de l’autre. Ils n’ont pas besoin de toutes ces choses superficielles. Le vrai dialogue passe par ce regard tendre quand Ash s’arrête parfois dans son travail pour observer sa petite amie, par ces paroles implicites entre deux vacheries complices. S’ils parlent avec la bouche, ils échangent véritablement avec leurs yeux. Et plus important encore, ils se soucient l’un de l’autre — en témoignent leurs actes bien concrets.

Comme celui d’entrer dans l’arène, par inquiétude pour l’autre.

Ash a cependant toute l’attention de la demoiselle désormais, et c’était précisément l’effet escompté. De la tête aux pieds il l’observe tandis qu’ils entament cette petite ronde poings levés, comme deux lions prêts à s’affronter. Elle est en sueur, note une nouvelle fois le garçon. Son corps doit être une épave à ce niveau. Mais il sait parfaitement qu’il est inutile d’argumenter pour le moment, alors il se contente de parer la première passe à son encontre.

— Tu sais très bien que j’ai pas envie d’en parler.
— Ouais ? Bah moi j’ai pas envie de t’regarder te faire du mal, qu’il répond d’un air faussement détaché.  Et comme en haut la lumière est nulle pour lire, on dirait qu’on est dans une impasse.

Ash hoche les épaules et fait claquer sa langue. Au jeu du plus buté, il sait tout aussi bien marquer des points. A son tour il lance un coup en avant, puis un second, échange de courtoisies bien évidemment parées par Yoong-Ki. Ashton est un excellent boxeur, mais il ne joue pas la carte de l’agressivité pour l’heure. Dans tous les cas, il préfère que la coréenne frappe sur lui plutôt que sur ce vieux sac usé, au moins elle semble bien plus connectée avec la réalité de cette manière.

Le garçon relâche un instant plus tard sa garde, l’air pensif.

— Je te demande pas d’arrêter le combat, juste… Pourquoi tu viendrais pas avec moi chez Elias ?, il demande avec un soupçon d’espoir dans la voix.

Ce serait bien hypocrite de sa part de vouloir l’empêcher de monter sur le ring, Ash est après tout bien placé pour comprendre ce besoin de se défouler, de canaliser sa colère et toutes ses émotions aussi néfastes dans quelque chose de physique. Lui-même s’est bien trop souvent rattrapé à la boxe pour passer sa frustration — et il admet même avoir déjà participé aux combats clandestins de cette cave à quelques reprises. S’il comprend quelque chose, c’est bien les motivations qui poussent celle qu’il aime à agir ainsi, au détriment de sa propre sécurité.
Mais il sait aussi que pousser son corps à l’extrême en attendant que tout pète, ce n’est pas une solution durable. C’est se détruire à petit feu, comme il se détruisait après son coma en prétendant ne rien ressentir. Il s’est entêté à rejeter tout le monde autour de lui, puis il y a ce gang qui a réussi à lui mettre le grappin dessus. Cette sombre période n’a été que tester les limites de son corps et de son esprit par des mauvais choix et s’abandonner à des actions qu’ils ne voulait pas faire, qui le hantent encore aujourd’hui, juste pour ressentir quelque chose, ou simplement se punir d’être vivant. Et le reste du temps, quand il ne s’auto-mutilait pas sur tous les plans, il se battait dans les rues. Sans règles, sans assurances. A l’heure qu’il est, il serait mort et enterré depuis un bail si Elias ne l’avait pas sorti de là, en ramenant ses fesses de gosse à problèmes dans sa salle. Il était réticent au départ, méfiant et renfermé. Mais le vieil homme s’est montré extrêmement patient avec lui, l’a poussé à s’ouvrir chaque jour un peu plus. Maintenant qu’il a un peu plus la tête sur les épaules, qu’il a mûri aussi, il se rend compte de tout ce que son tuteur a fait pour lui. De l’influence qu’il a eu dans sa vie, et depuis le centre de détention déjà – alors qu’on ne peut pas dire qu’il ait été un gamin bien facile à vivre.
Quoi qu’il en soit Elias lui a offert de retrouver au travers des valeurs sportives la sécurité d’un endroit où il se sent bien, et une présence stable pour l’aider à regagner ses esprits dans un premier temps puis se reconstruire. Et même s’il ne donne plus de cours à ses cadets aujourd’hui, Ashton continue à boxer dans ce centre et, ponctuellement, échanger avec ces autres gamins que Salazar a pris sous son aile, tout comme lui. C’est ce qui fait toute la différence entre une salle, et des combats clandestins où ton adversaire s’en fout de ton sort. Quand il ne cherche pas tout simplement à te mettre dans son lit.
Cependant Ashton a déjà essayé ce discours à tellement d’occasions, toujours avec la mince conviction que cette fois serait la bonne, et sans réel succès. Mais s’il le faut, il se répètera, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle cède, de la même manière que lui a fini par céder.

A l’image d’un serpent constricteur, qui s’enroule impitoyablement autour de sa victime pour lui couper le souffle, l’atmosphère très vite devient lourde — nuage étouffant qui enveloppe bientôt les deux protagonistes de la pièce. C’est comme si le garçon avait appuyé sur un interrupteur dans la psyché de Yoong-Ki — frénésie impromptue alors que se succèdent coups après coups, parades après parades, les émanations de sa frustration. Il n’aurait pas dû évoquer l’homme qu’il voit un peu comme une figure paternelle à présent, il le sait, il le savait avant même d’ouvrir la bouche. C’est un sujet sensible, mais il se devait de tenter, encore une fois, le coup.
La puissance que la demoiselle donne à ses passes cependant est loin d’égaler l’intensité avec laquelle ses mots percent la peau de Ashton. Salazar ne cherche aucune reconnaissance. Il peut parfois se révéler être un emmerdeur de première avec ses quelques leçons moralisatrices, oh ça oui ; mais il se préoccupe sincèrement du sort des gens comme lui, comme elle — là où le monde entier semble préférer les voir crever dans un fossé. Pourtant il fut un temps où le brun aurait bien aimé qu’on l’y enterre, dans ce fossé, qu’on laisse sa carcasse se décomposer sous une couche de honte et de culpabilité. Se faire dévorer les miches par des rats enragés semblait bien plus reposant que de devoir affronter la réalité. Avec le recul, à cette époque il en a vraiment fait voir des vertes et des pas mûres à ce pauvre homme ; il ne compte plus le nombre de fois où il lui a vivement suggéré de se mettre quelque chose dans un endroit fort peu agréable de son anatomie — il lui semble même l’avoir menacé de meurtre une ou deux fois, bien qu’il n’ait jamais réellement eu cette intention. C’est aussi pour ces raisons que Ash sait que le vieil homme ne lui ferait jamais l’insulte de le voir comme « un trophée parmi tant d’autres ».
— Elias n’est pas— il évite de justesse un ultime coup porté vers son menton, l’action le force à reculer d’un pas.
— >sigh< Peu importe, il capitule en fin de compte — bien trop conscient que ce débat est sans issue. L’argument n’est pas ici de toute manière.

La seconde réplique cependant fait bien plus de mal que la première, et pas seulement parce que la colère de Yoong-Ki monte d’un cran. Est-ce là tout le crédit qu’elle lui porte ? Un boy scoot qui échange des gentillesses entre deux laits fraises, incapable de progresser ? Une bien piètre image qui lui est dépeinte, un peu réductrice envers tous les combats qu’il a menés pour en arriver à ce niveau de stabilité précaire. Lui aussi a souffert, lui aussi a perdu quelqu’un et souhaite plus que tout se venger de ces saloperies de cadavres tueurs en série. Est-ce qu’elle l’a oublié ? Est-ce qu’elle a oublié comment il est incapable de fermer les yeux sans penser aux terreurs nocturnes qu’il risque de devoir affronter ? Ou comment il sursaute parfois quand le vent fait claquer une porte dans son dos ? Il s’est pourtant ouvert à elle comme jamais il ne s’était ouvert auparavant ; il lui a parlé, même si brièvement, de Daniel alors qu’il ne pensait plus être en mesure un jour d’affronter cette mémoire si douloureuse. Est-ce qu’elle le pense faible ? Inutile ? Capable de ne boxer que sur des rings et à la loyale ? S’il se sentait déjà insécure vis-à-vis de leur relation, prêt chaque matin à la voir se lasser de sa personne, ces nouvelles questions ne sont pas faites pour le rassurer.
C’est un coup bas, si bien que Ashton dans un premier temps ne réagit pas. Planté comme un imbécile, il ne peut que regarder, mâchoire ballante, sa petite amie se retourner pour s’appuyer pensivement contre les élastiques du terrain.
Sa réaction naturelle de confort prend ensuite le dessus. Sa mâchoire se crispe et ses sourcils se froncent furieusement. La colère appelle la colère, la douleur aussi ; c’est l’instinct qui parle. Un peu vexé par cette dernière tirade il est sur le point de répliquer mais Yoong-Ki ne lui en laisse pas le temps.

Ashton soupire bruyamment. Il capitule. Bien que la douleur persiste, quelque part tout au fond de son palpitant déjà fort cabossé par le principe même de l’existence, c’est finalement la compréhension qui a le dernier mot. Celle qu’il aime a mal, intérieurement. Elle ne voulait pas dire ces choses dans l’optique de le discréditer, et quand bien même ce serait le cas, mieux que quiconque le damoiseau est au courant à quel point il est aisé de se laisser emporter par la colère, de dire des choses que l’on regrette. Yoong-Ki est en détresse évidente, et cette image lui est bien plus désagréable que n’importe quels mots crachés à sa figure. Ramener les choses à sa personne maintenant serait injuste et foutrement égoïste.
Ash secoue la tête en reddition, puis s’approche dans le dos de la jeune fille avant de draper une main rassurante doucement sur son épaule.
— Hé, il resserre légèrement sa prise. C’est pas tout ce que t’as réussi…
Parce que malgré tout ce qu’ils ont traversé, tout ce qu’ils ont vu et même subi, ils se sont trouvés. Ça devrait compter, dans ce putain d’univers, n’est-ce pas ? Le garçon tente d’attraper son regard pour finalement lui offrir un faible sourire en coin.
— Je t’ai promis que je t’aiderai à r’trouver ce fils de pute, c’était pas juste pour marquer des points. J’suis p’têtre qu’un boy scoot accro au sirop de fraise pour toi, mais on est ensemble là dedans. Et si tu veux que j’fasse brûler la Nouvelle-Orléans pour sortir les bouffeurs de sang d’leur trou merdique, j’le ferai sans poser de questions.
Et tous deux savent très bien qu’il en serait totalement capable.

Ash se déplace de manière à se retrouver un peu plus en face de son interlocutrice. Lentement, sa main qui reposait jusqu’ici sur son épaule remonte le long de son bras pour gentiment attraper son menton.
— T’as encore la chance de pouvoir te venger, c’est tout c’qui compte. Peu importe le temps qu’il faudra, le fumier aura sa tête au bout d’une pique.
Pour sa part le cadet des Butler a préféré la solution de facilité, le déni, l’oubli. Il s’est lâchement dégonflé, a fui des souvenirs bien trop difficiles à porter sans même chercher la vengeance, petit garçon terrifié devant l’inconnu — devant la monstruosité à l’état pur.
Il l’a ensuite regretté, mais il était déjà trop tard : bien qu’il connaisse le visage de ses agresseurs, il n’a jamais pu retrouver leur trace. Inconscient du fait qu’un néphilim s’est déjà occupé d’eux, ou de l’existence même dudit néphilim d’ailleurs, en ce qui le concerne ils sont déjà loin, peut-être même sur un autre continent, ou au fin fond de la Voie Lactée pour ce qu’il en sait. C’est comme s’ils n’avaient jamais existé, même dans les fichiers du centre de détention. Il n’a aucun moyen de les retrouver un jour, tout simplement parce qu’il a été faible à un moment donné.
Yoong-Ki ne partage pas cette faiblesse, elle est forte, déterminée, autant de choses qu’il ne cessera jamais d’admirer en sa personne. Elle a le courage de faire face et d’affronter ses démons, là où en vérité lui-même doute qu’il pourrait se dresser contre ses propres assaillants, ceux qui lui ont arraché Daniel de la pire manière qui soit. Elle mérite sa vengeance, pas lui.
Mais il sera là pour l’aider à l’obtenir.

— Non, c’est vrai ? Maintenant ? , il bégaye d’abord incrédule, planté là comme un radis au milieu du ring - l’air stupide et la bouche ouverte alors que Yoong-Ki s’éloigne. Le berger belge, lui-même, semble désolé pour le garçon aux bras ballants, mais Ash ne le remarque pas, focalisé la silhouette de la demoiselle qui maintenant recouvre ses épaules. Elle se retourne, impatiente, et le fixe d’une manière qui le pousse finalement à réagir. Le jeune homme secoue la tête et se racle la gorge.
— J’veux dire, ouais, sure, il hoche les épaules, tente vainement de faire bonne figure en se rattrapant comme il le peut aux quelques branches qui lui restent. Un léger sourire cependant, perce assurément au travers de son faciès qui se veut désinvolte.  

Ash n’a jamais vraiment été le genre de personne à extérioriser ses émotions, par peur, par déni - par pudeur aussi. Gamin déjà, son frère a dû apprendre à lire entre les lignes, et décrypter son comportement pour comprendre qu’il cachait ses mains dans les manches de ses sweats ou qu’il se massait maladroitement la nuque quand il était bouleversé ; la plupart du temps pour savoir quand venir lui parler et quand casser des mâchoires.  Avec Yoong-Ki, certes, il est différent. Il s’est ouvert à elle comme jamais il ne s’était ouvert auparavant, il lui a parlé de ses démons, de ses complexes ; de tout ce qui fait de lui un être doté d’une sensibilité que les autres pourtant ne lui trouvent pas. Douleur, compassion, amour, haine ; il laisse paraître ces sentiments si profonds devant celle qui désormais partage sa vie sans même chercher à se cacher, avec une authenticité plus forte encore que celle qu’il avait l’habitude d’adopter face à Daniel. Et pourtant, il y a certaines choses qu’il ne sait tout simplement pas et ne saura probablement jamais exprimer : la tristesse et la gaieté en font partie.  
Ce n’est pas parce qu’il ne saute pas de joie avec des petits cris hystériques et agaçants, à la manière d’une adolescente sur snapchat à qui on viendrait d’offrir un ticket pour voir son boys band préféré, qu’il n’apprécie pas pleinement les efforts de sa copine cependant.

Sans plus attendre, le jeune homme passe les élastiques du ring, défait à son tour les bandes de tissus qui protègent ses phalanges – et tourne la tête pour voir ce dont parle Yoong-Ki.  
— C'est un général noir de l’armée venitienne, il répond tout naturellement alors qu’il attrape sa chemise jusqu’ici oubliée sur la chaise qu’il occupait un peu plus tôt. Un esclave affranchi, aveuglé par ses sentiments et manipulé par un officier qui le pousse à assassiner sa femme.
Ce n’est pas la première fois que sa copine lui pose ce genre de questions, et si à chaque fois elle s’arrange pour sonner désintéressée, il sait bien que c’est faux. C’est précisément ce genre de petites attentions, ça et quand elle vient poser sa tête sur son épaule pendant le service, qui le rendent heureux auprès d’elle. Alors à chaque fois, parfois même avant qu’elle ne pose la question pour lui éviter de se sentir mal à l'aise, il est content de lui apporter des réponses. Pas besoin de grands discours, juste des mots simples, non pas parce qu’il la prend pour une idiote, loin de là, mais bien parce qu’il n’a rien à prouver en employant des détours sans fins et des expressions soutenues lorsqu’il peut aller droit au but. Il est bien au courant de ses difficultés persistantes avec la langue qui est la sienne, mais qui est-il pour lui en tenir rigueur ? Il a lui-même commencé à apprendre le coréen de son côté, et au regard de sa faible progression il n’est pas même sûr de le lui avouer un jour. Du moins, il n’admettra probablement pas le temps déjà passé sur cet apprentissage quand il lui demandera de lui enseigner sa langue natale puisqu'il en a bien l'intention.
Ash glisse le vêtement sur son dos et commence à en boutonner la boutonnière.
— Ça parle d’amour et de haine. De jalousie, de convoitise et de trahison. Ça parle du genre humain, il continue tout en se perdant probablement un peu trop dans les pensées de cet ouvrage dont il ne tarit pas d'éloges. Et d’un pervers narcissique.
Il hoche les épaules et sourit. Ouais, surtout d’un pervers narcissique.

Maintenant habillé, il s'approche plus près de Yoong-Ki, dans son dos, et passe ses bras autour d’elle pour placer ses mains sur les siennes. Entre leurs doigts enlacés repose toujours le livre à la couverture usée. Sa respiration calme caresse sa nuque alors se met à parler tout proche de son oreille.
— “ Déplorer un malheur quand il est passé, est le plus sûr moyen d'en connaître d'autres. Ce qu'on ne peut défendre contre le sort, que le stoïque se rie de cette perte. Volé, si tu souris, tu voles ton voleur. Mais il se vole lui-même, celui qui se dépense en de vaines larmes. ”
Ash embrasse le creux de son cou, et récupère son bouquin avant de siffler Murphy et prendre la direction des escaliers le plus naturellement du monde.

— Alors, on y va ?

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Le gymnase d’Elias n’est pas situé dans le quartier le plus sûr des périphéries de la Nouvelle Orléans, mais c’est bien là tout son intérêt : il est un refuge, un endroit où peuvent venir tous ces gamins paumés ou désespérés, ceux qui osent prétendre à une seconde chance ou une échappatoire. Le vieil homme n’est pas du genre à se laisser intimider aussi facilement de toute manière, Ash peut en témoigner, pour toutes ces fois où il lui a pratiquement mis le couteau sous la gorge à l’époque, sans jamais le voir flancher. Il est un homme altruiste, un homme de foi qui a consacré sa vie à s’occuper de ceux à qui la société ne donne jamais la parole, ceux qu’il est bien plus facile de blâmer que de chercher à comprendre. Et quand il n’est pas au centre de détention pour mineurs, il vient ici. On se croirait presque dans le sous-sol du Hells Bells, mais bien plus grand... Et l’odeur du sang et de l’alcool en moins.  
Ashton ne se fait pas d’illusions cependant : s’il lui a fallu plusieurs années pour finalement accepter l’aide de l’homme auquel il est aujourd’hui reconnaissant, il sait bien que ce n’est pas en une heure que va basculer la vie de Yoong-Ki. Il est simplement heureux d’être ici, dans l’endroit où il se sent le plus en sécurité, avec la fille qui a toute son affection ; de pouvoir enfin partager cette parcelle de son jardin secret avec elle.  

— Ash ! Tiens tu tombes bien toi, un homme de la cinquantaine, les cheveux grisonnants, s’approche. Il l'apostrophe dès qu’il reconnaît la voix familière qui résonne dans le petit gymnase, d’une manière peu rassurante pour tout avouer. Il paraît que quelqu’un conseille à Ronny de frapper ces gosses qui l’embêtent “dans les fruits à coques si délicats de leur fierté personnelle”. Tu ne saurais qui c'est, par hasard ? Il lève un sourcil accusateur en sa direction, les bras croisés sur son torse.
Oh, right. Il avait oublié cette histoire.  
— Non, répond simplement le concerné, et hoche les épaules.  Mais j’dois avouer que cette personne est un poète. Et qu’il a totalement raison.
Il faut dire que ce pauvre Ronny ne traverse pas une période évidente. Son grand frère a rejoint les gangs locaux il y a deux ans et a tenté de l’entraîner avec lui. Malheureusement le mois dernier il s’est fait descendre par des rivaux, ce qui a complètement déboussolé l’adolescent de dix-sept ans qui, entre la colère et la douleur, s’est aussi retrouvé tenté de plonger dans ce monde obscur. Alors si un bon coup de pied dans les bourses peut l’aider à se débarrasser de quelques punks qui l’emmerdent, Ash n’est certainement pas celui qui lui conseillera de jouer dans les règles, et le regard dans les yeux de son ancien éducateur spécialisé lui dit que pour une fois, il est sur la même longueur d’ondes.  

— J’te présente Yoong-Ki, il enchaîne presque immédiatement, heureux de ne pas s'attarder sur le sujet précédent - et s'écarte de manière à les laisser face à face.  
— Alors, c’est toi qui protèges cette belle gueule au quotidien ? Je vois qu’il est entre de bonnes mains. En tout cas tu lui as redonné le sourire, il lui fait un clin d’œil complice.
Le jeune Butler soupire et lève les yeux au ciel.  
—  Je suis Elias. Content de finalement te connaître Yoong-Ki.
Parce que, bien entendu, il lui a déjà parlé d’elle, et ce bien avant qu’ils ne sortent officiellement ensemble. Il n’est pas nécessairement entré dans les détails, même pas du tout en réalité. Mais Elias a bien vu la réelle métamorphose dans le comportement de son protégé depuis qu’il l’a évoquée pour la première fois, et à quel point son cœur semble plus léger depuis quelques années.
—  Si t’es là pour la boxe, enfile des gants et monte sur le ring. Ash, tu connais la maison.
Non, Elias n’est pas le genre de personne à rentrer dans le lard avec des leçons moralisatrices, il préfère les contacts humains, laisser les gens s’exprimer, s’ouvrir à leur rythme. Il tisse des liens, et offre une manière de prendre une revanche sur la vie au travers des valeurs sportives, dans un environnement sain. Il est ce gars qui, à l’époque déjà, voyait en Ash bien plus qu’un simple délinquant avec des problèmes de colère, comme tous les autres membres du personnel du centre - et pourtant c’est tout ce qu’il était. C’est lui qui lui a fait découvrir à quel point la boxe lui permettait de canaliser cette colère, et qui lui apportait des livres de l’extérieur. Et si tout a changé après son agression, que Ash a disparu des radars et que leurs retrouvailles ne se sont pas passées dans la dentelle, Elias ne s’est jamais permis de le juger pour les mauvais choix qu’il a faits – et s’est contenté de l’aider à s’en sortir bien qu’au début contre son gré.

—  Hé, Ronny ! Il suffit pas de t’acharner sur ce sac, si t’accompagnes pas tes coups ce n'est pas lui qui aura le plus mal !, crie distraitement Salazar vers un jeune à la peau mate un peu plus loin dans la salle. Puis il se retourne vers les nouveaux arrivants. Ce gamin n’écoute rien, une vraie tête brûlée. Il me rappelle quelqu’un.
— Ouais. Mais moi j’avais un bon crochet du droit.
Elias grimace. C’est vrai. Son menton s’en rappelle. Un sourire espiègle se forme au coin des lèvres de Ashton.  

Sur le ring, les passes s’enchaînent, coups droits, revers. Le vieil homme sait parfaitement que forcer la communication n’est pas le moyen d’entrer en contact avec les marginaux de leur espèce ; jouer les saints donneurs de leçons ne sert à rien si ce n’est les pousser à se renfermer sur eux-mêmes. Il est là pour leur donner un moyen de s’exprimer avec leur corps, évacuer toutes ces choses nocives qui les bouffent de l’intérieur – colère, douleur, tristesse ; et leur inculquer les valeurs honorables du sport. C’est pourquoi Ash a trouvé plus facile de se connecter avec lui plutôt que n’importe quel adulte à l’époque, et aujourd’hui encore lui accorde respect et confiance. Pour ça, et aussi parce que l’éducateur spécialisé n’a pas peur de lui mettre des coups dans le pif quand il en a grand besoin.

Elias donc ne cherche pas à approfondir le dialogue avec la jeune fille simplement venue pour cogner, et accessoirement faire plaisir à son copain – le jeune Butler l’a bien compris, et adore l'attention. Les coudes posés sur les élastiques du ring, le garçon observe le tango qui se joue devant lui comme le petit ami fier qu’il est ; sourire inconscient aux lèvres et yeux adorateurs. Yoong-Ki est cette force de la nature, de laquelle émane la puissance comme une aura et n’a d’égal que son caractère - tellement buté mais qui fait chavirer son cœur à tous les coups. Si elle est dangereuse ; lui embrasse pleinement le danger.  

Et pourtant, il s’inquiète toujours autant pour elle. Ash, il la connaît par cœur, peut-être plus qu’elle ne se connaît elle-même ; parce qu’il sait voir au travers du masque de guerrière amazone qu’elle se donne. Il sait qu’elle cache sa sensibilité, pourtant bien visible lorsqu’elle vient chercher le soir du confort dans ses bras, se lève en pleine nuit pour pleurer ; ou tout simplement prend soin de lui après ses épisodes de terreur nocturne. Une sensibilité qui chaque jour consolide encore un peu plus l’amour inconditionnel qu’il lui porte, mais qui la fait tout autant souffrir. Et ses démons prennent la forme d’une profonde colère qu’elle ne parvient à surmonter. Il la voit dans ses mouvements sur le ring, la rage qui s’immisce comme un virus pour pirater son cerveau, jusqu’à la perte de contrôle. Il le sait, parce qu'ils sont tous deux taillés du même bois.

A la détresse évidente de Yoong-Ki, le jeune homme instinctivement s’apprête à la rejoindre. Trop tard. La demoiselle a déjà trouvé son échappatoire, ou du moins ce qui lui semble s'en approcher – en la personne de Ronny.  

Non sans noter l’appellation “mon mec” dans l’apostrophe de sa petite amie – une possessivité qui le surprend autant qu’il la savoure, Ash tourne la tête vers le prénommé, fronce les sourcils. Il n’avait pas fait attention plus tôt, bien trop obnubilé par le fait de regarder sa moitié bouger sur le ring, mais c’est vrai que le gamin a l’air sacrément en colère.  

— Wow, ok, doucement Rocky, il coupe tout de suite court à cet échange et se précipite désapprobateur entre les deux pour mettre une main rassurante sur l’épaule de Yoong-Ki. Il n’aime pas vraiment la tournure que prennent les choses.  

Puis, sans lâcher la jeune femme il tourne la tête pour s’adresser au second.  

— D’accord alors j’adorerais qu'on s’batte pour moi, tout ça, mais j’crois qu’ça va suffire pour aujourd’hui...

Il fronce les sourcils avec autorité face au gamin pour lequel il s’est pris d’affection au cours des derniers mois : il semble vraiment enragé, ce genre de colère destructrice, qu’il lui connait plutôt bien et à juste titre - mais rarement à ce point. Il ignore pourquoi. Ce qu’il sait, c’est que s’il laisse les deux lions affamés s’affronter, il sera impossible de les arrêter lorsqu’ils dépasseront les limites – et il est sûr qu’ils le feront. Elias se range de son côté, bras croisés sur son torse et regarde sévèrement le garçon au regard assassin... Curieusement pas dirigé vers l’asiatique.

—  Oh s’te plait, ferme ta gueule ! Personne va s’battre pour toi connard, Ronny, avec mépris, le regarde de la tête aux pieds. Y'a aucune dignité à sauver.

Ash lâche le bras de Yoong-Ki pour cette fois-ci faire entièrement face au gamin qui l’insulte, lève un sourcil incrédule. Il met ça sur le compte de la colère, après tout il se rappelle au même âge avoir agressé verbalement des tas de gens pour les pousser à s’éloigner. Pourtant il y a quelque chose de provocateur dans son regard, quelque chose qui font sonner les choses un peu plus personnelles.

— Pardon ?, il le met au défi de se répéter.

—  Tu m'as entendu ! Mais t’as p’têtre juste peur de rien avoir à baiser c’soir si j’la casse !

—  Ronny !

— Hé ! Sans ménagement Ashton attrape le bras du gamin au travers des cordages, bloque ce dernier face contre les élastiques du ring. Les insinuations, particulièrement blessantes soient-elles pour lui, sont une chose qu’il peut supporter. Mais s’il s’en prend à Yoong-Ki, alors le jeune Butler n’aura aucune patience. Tu lui montres du respect, ok ! J’sais pas c’que t’as bouffé d’travers mais tu vas vite r’descendre mon gars. Parce que j’te garantis qu'c’est certainement pas pour ma copine que j’m’en fais !

Ronny serre les dents ; il regarde la fille aux gants de boxe, puis de nouveau celui en qui il pensait trouver un grand frère.  

—  Tu sais quoi ? Va t’faire foutre fils de pute ! Des mots crachés à son visage, aussi blessants parce qu’ils sont vrais que parce qu’ils sont employés comme une insulte.

—  Hé ça suffit vous deux !, intervient le vieil homme, conscient de la portée de ces mots sur l’aîné.  

Trop tard. L’adolescent enchaine par un superbe coup dans la poitrine de celui qui retient son bras en otage pour se libérer, et se dirige précipitamment vers les vestiaires – lance ses gants contre le sac de frappe sur son passage. Butler a déjà sauté les élastiques pour le prendre en chasse.  

— SALE PETIT MERDEUX !!  

—  ASH !

— Ca va j’vais pas l’frapper !, il crie en retour, un demi-tour sur lui-même les bras écartés - sans pour autant s’arrêter dans son élan. Puis dans sa barbe, avant de disparaître il ajoute : Pas trop fort...

—  >siiiigh< Les garçons...., Elias retire ses gants, fait tourner ses doigts contre ses tempes. C’est qu’il commence à être usé par tous ces jeunes. Il se retourne vers Yoong-Ki, un regard compatissant et désolé à la fois. Je t’en prie pardonne-le, il n’en a peut-être pas l’air mais c’est un bon gars. Je sais pas ce qui lui prend en ce moment, je l’avais jamais vu comme ça. Enfin, jamais avec Ash...

Le quadragénaire pose respectueusement une main dans le haut du dos de la combattante, et l’invite à quitter le ring à son côté pendant que les coqs règlent leurs affaires.

—  D'ailleurs en parlant d’Ashton, tu l’as beaucoup changé, tu sais ? En bien, je veux dire. Je l’avais pas vu heureux depuis... Et bien... Longtemps. Pas depuis Daniel . Pourtant l’éducateur spécialisé préfère ne pas donner suite à sa phrase, se rendant compte un peu tard qu’il ignore ce que la jeune femme connaît à propos de la vie de son petit ami. Arrivé à la fontaine, il remplit deux gobelets d’eau et en donne un à Yoong-Ki, puis l’invite à s’assoir sur les chaises. Il essaye d'être meilleur, pour toi. Il tient vraiment à toi, ça crève les yeux. J'espère juste que ce fichus gamin t’apporte au moins la moitié de ce que tu lui apportes.

******MEANWHILE******

— Putain Ronny ! C'est quoi ton problème ?!, il rattrape le gamin à l’entrée du vestiaire, le saisit par le col et l’envoie valser violemment contre un casier.  

—  C'est quoi MON problème ? J'sais pas, et toi c’est quoi l'tien ?

— Bordel j'suis pas d'humeur à jouer aux devinettes ! Soit tu t'magnes de cracher ta pastille, soit tu t’démerdes tout seul avec un pif éclaté en prime !

A ces mots le regard de Ronny s’embrase plus encore que cela ne semblait possible - mais Ash s’attarde plutôt sur l’humidité qui brille sur ses yeux noisette, quelque chose de plus profond encore que sa rancœur : de la douleur, une blessure qu’il ne comprend pas.

—  C'est ça ! De toute façon j’ai pas b’soin d’un menteur comme toi ! Quoi, tu pensais que j’serais trop bête pour capter ?

Un menteur ? Ash hausse un sourcil : il ne lui a jamais menti. Il en serait incapable, l’autre est bien trop futé pour se laisser insulter de la sorte. Pourtant voilà, Ronny lui en veut et il ne sait absolument pas de quoi il parle. La dernière fois qu’il l’a vu, tout allait bien entre eux, il lui a simplement dit de frapper ces connards qui lui cherchent des noises depuis des semaines dans son quartier. Pour une obscure raison, ce gosse a décidé de le prendre comme une sorte de modèle, un choix certes stupide à ses yeux mais qui lui permet d’avoir un certain poids dans sa vie. Il se retrouve au même âge lorsqu’il regarde Ronny, alors s’il peut lui éviter tous ses propres mauvais choix, ce serait une bonne revanche sur la vie et une victoire dont ils pourraient tous deux se réjouir. Et pourtant, tout semble avoir volé en éclats, du jour au lendemain ; simplement parce qu’il est venu avec Yoo s’entraîner.

Il... est venu avec Yoo.  

D'accord, maintenant il comprend son erreur. Frappé par la réalisation, Ash relâche immédiatement le garçon et recule de quelques pas : si c'est ce qu'il croit, il ne peut pas lui en vouloir.

— Oh... Je vois. Tu dis ça pour Yoong-Ki...

Ash détourne le regard, se frotte la nuque – signe incontestable de son malaise.

—  J'croyais que t’étais comme moi Ash ! Tu m’as laissé croire que t’étais comme moi...

Rapidement après qu'il ait commencé à lui donner quelques leçons de boxe, Butler a compris quelque chose chez ce gosse que jamais Elias n’a compris : il aime les garçons. Une réalisation aussi difficile pour lui à admettre que sa mère vit dans la foi incontestée, et qu’il est impliqué dans un tas de problèmes de gangs – autrement dit pas le meilleur milieu pour faire son coming out. Alors il s’est un peu plus rapproché de lui, pour lui dire qu’il savait et qu’il n’y avait aucun mal ; qu’il pouvait lui parler s’il en ressentait le besoin ; que le vieil homme n'en saurait rien. Ce que Ronny a fait, quelques fois, après l’avoir initialement repoussé.  

Simplement, Ash n’a jamais parlé de son cas autre que par de très rares sous-entendus, lui-même coupable lorsqu’il se surprend à trouver de la beauté chez un autre homme. Alors, par sa faute Ronny s’est imaginé qu’il était homosexuel : pas étonnant qu’il se soit senti trahi en le voyant arriver fièrement au bras de la plus sublime des femmes.

— Je t'ai jamais dit que j’étais comme toi ! Et j’le suis pas..., il souffle un peu trop sèchement à son goût, toujours agacé cependant par les phrases blessantes qui lui ont été balancés plus tôt et sa propre incapacité à trouver les mots pour s’expliquer.

Ash se renferme, encore un peu ; mesure de protection instinctive alors qu'il n'est clairement ici pas celui qui doit être protégé.

—  Non. En fait t’es juste comme les autres..... T’es même pire, tu t’foutais juste de ma gueule tout c’temps, et comme un con j’te faisais confiance ! Et si même toi tu m’prends pas au sérieux... En fait y’a personne qui peut m’aider.

Désespéré Ronny commence à s’agiter - danse sur un pied, puis le second ; ne trouve plus la bonne place pour ses bras. Ses mains forment des poings, ses ongles commencent à creuser nerveusement dans sa paume. Il prend sa tête entre ses bras, un malaise que déteste voir son ainé

Il lui faisait confiance. Il ne le lui avait jamais dit aussi clairement, et maintenant ça fait encore plus mal à entendre. Bordel, mais qu’est-ce qu’il a pu aller s’imaginer aussi ! Ronny relève un regard meurtrier dans sa direction.

—  J’te déteste !

C’est l’uppercut final, ce poing verbal dans le bide qui lui coupe l’air et le pousse à s’assoir sur le banc derrière lui. Il ne pensait pas que perdre la confiance d’un de ces gosses ferait aussi mal, maintenant il comprend l’ampleur de ce qu’il a fait endurer à l’éducateur spécialisé pendant toutes ces années. Il le déteste ; un mot qui tourne encore et encore dans sa tête, dans son esprit, comme un mauvais disque rayé.  

A son manque de réponse Ronny s’apprête à quitter le vestiaire pour savourer sa victoire bien amère, et probablement faire ce genre de trucs idiots qu’il aurait lui-même fait à sa place, en se sentant rejeté une nouvelle fois. Quand il aura passé la porte, Ashton ne pourra plus rien faire pour lui, il l’aura définitivement perdu. C’est l’électrochoc dont il a besoin pour finalement réagir.  

Et en désespoir de cause, il fait la seule chose à laquelle il pense.

— Il...., Butler baisse la tête, joue à son tour à tordre ses doigts dans tous les sens – comme si ça pouvait maintenir son attention ailleurs que sur ces terribles souvenirs qui s'apprêtent à remonter. Il s’appelait Daniel.

Ronny s’arrête net sur le pas de la porte.

Ash lève la tête, fixe étroitement son interlocuteur – un regard crevant de sincérité. Il n’a aucune envie de parler de ça ; mais il le lui doit bien.

— J’avais à peu près ton âge.

Le plus jeune s'approche de nouveau, intérêt piqué à vif alors qu’il ne comprend qu’en partie la portée des mots qui lui sont confiés.  

—  Il... “s’appelait” ?

Encore une fois Ash détourne les yeux. Machinalement il enroule son bras autour de son cou – recherche inconsciente de confort ; et pose la paume de sa main sur son épaule marquée. L’humidité qui se forme légèrement dans son regard est suffisante au cadet pour remettre les choses à leur place : jamais ce dernier n'avait ne serait-ce qu'osé imaginer cette vulnérabilité chez l'homme qui lui semble habituellement si fort.

—  Oh mon Dieu, Elias m’a dit que t’avais été agressé à mon âge... Est-ce que c’était à cause de...

— Ouais, et bah Elias parle trop.

Il passe négligemment la manche de sa veste sur ses yeux pour en chasser la preuve de sa faiblesse, qui menace de couler contre son gré, mais qu'il retient de justesse. Il garde le contrôle. Au moins, il pense amèrement, s'il doit se satisfaire d'une chose aujourd'hui, c'est bien de n'avoir pris le temps de souligner finement ses yeux au crayon noir. Il se racle la gorge.  

— Ecoute, j’suis désolé si tu t’es senti mal, j’aurais dû t’en parler plus tôt pour t’éviter ça. C’est juste que... Il fait un signe vague de la main et grimace. Je sais à quel point c’est difficile pour toi, parce que ça l’est encore pour moi. Et ce sont pas des souvenirs que j’aime partager...

—  P... Pardon Ash, j’en savais rien... Je... En ce moment tu sais... Je sais plus trop où j’en suis alors quand j’t’ai vu avec elle, je sais pas.... J’ai pété les plombs. J’ai l’impression que le monde entier est contre moi.

Ash hausse les épaules.  

— Ouais... Je sais.

—  Et du coup... Tu... tu t’forces à être avec des filles ?

— Oh putain mais t’es vraiment con quand tu veux toi !, il sursaute et lui met une petite claque à l’arrière de la tête, comme bien souvent quand Ronny dit des bêtises. C’est pas parce que t’aimes la vanille qu’tu peux pas aimer l’chocolat ! Il t’faut un dessin en plus de ça ?

—  Oh ! Le gamin se redresse d’un coup, de grands yeux ronds et le visage rouge – surpris et honteux de sa propre ignorance. Nan ça va j’ai saisi.

— J'aime vraiment Yoong-Ki si c’est c’que tu t’demandes, même si c’est pas tes oignons. D’ailleurs, tu lui dois toujours des excuses. Sale morveux.

Ronny lui offre un petit sourire coupable et désolé - puis acquiesce d’un mouvement entendu de la tête. Ash sait qu’il va aller s’excuser, c’est un bon gosse – et il est surtout assez intelligent pour savoir qui ne pas se mettre à dos. Et même s’il sait qu’on ne se débarrasse pas de sa colère comme on quitte une chemise, il ne s’en fait pas pour lui, plus maintenant qu’il a retrouvé une partie de ses esprits.

Avant de partir néanmoins, Ronny place une main amicale sur son épaule qu'il sert assez fort, grandement appréciée et répondue par un faible sourire.

— Ca va..., il coupe Ronny avant qu’il ait l’occasion de s’excuser une nouvelle fois, ou pire encore, lui demander s’il va bien. Une dernière chose Ronny. Si tu parles de tout ça à quelqu’un, vanille ou chocolat ce s’ra plus ton problème !

Et puis, le gamin disparaît de la pièce, ne laissant place plus qu’au silence froid et inquisiteur. Ash appuie le dos de sa tête contre le casier métallique dans son dos et ferme les yeux. Le voilà donc qui se retrouve seul dans ce vestiaire, plongé dans des souvenirs qu’il ne souhaite pas affronter ; et aucune envie de retourner dans la grande salle pour le moment.