Pour la première fois depuis un long moment, Akiho était bien : pas de crise, et ce depuis deux ou trois jours — ce qui pour elle était un exploit assez important pour pouvoir le souligner...— le frigo était rempli de poche de sang en assez grande quantité pour qu'elle puisse tenir au moins une bonne semaine, et alors qu'elle décidait d'enfin sortir de son antre, le ciel était dégagé. Pas de pluie à l'horizon. Tout ça annonçait une bonne soirée, du moins aussi bonne qu'elle pouvait l'être pour un vampire encore incapable de se maîtriser. Mais elle avait connu pire.
Secouant la tête pour éviter de penser aux quelques dérapages sanglants des semaines passées, Akiho sortit son portable de la poche de son manteau et fit défiler son doigt sur l'écran. Bien vite, un léger sourire s'afficha sur ses lèvres lorsqu'elle atterrit sur le compte Instagram que son père avait récemment créé. Elle lui avait expliqué l'utilité de l'application lors de leur dernier appel téléphonique et elle avait été amusée de voir qu'aussitôt le lendemain, il lui avait envoyé le lien vers son tout nouvel espace de jeu. "Chez les Takeda" s'était-il nommé, avec en guise d'illustration trois emojis le représentant lui et les deux femmes de sa vie. Ce jour là, elle avait pleuré.
Bien vite, le compte s'était rempli d'une dizaine de photos et Akiho avait eut toute la peine du monde à résister à l'appel de les rejoindre dans leur petit appartement. A la place, elle s'était mordu les lèvres, les larmes aux yeux, en faisant défiler les clichés. Au moins ils avaient l'air heureux.

La tristesse se lisait sur le visage de la japonaise alors qu'elle contemplait la photo du couple qui la regardait en souriant. Elle ne pouvait s'empêcher de remarquer les traits tirés de sa mère et les quelques cernes sous les yeux de son père. Avaient-ils toujours eu l'air si fatigués ? Elle ne s'en souvenait pas et pensait — surement à raison — qu'elle était la cause de ces regards épuisés.

La mort dans l'âme, elle ferma l'application et rangea son téléphone dans sa poche avant de relever la tête et d'inspirer un grand coup. Elle n'allait pas gâcher sa soirée qui avait pourtant si bien commencée... Elle se répéta mentalement qu'elle s'était éloigné pour leur bien, qu'ils ne risquaient rien si elle arrêtait de les voir. C'était bien mieux comme ça. Qu'ils continuent de croire qu'elle était trop occupée avec ses études pour pouvoir leur rendre visite. Les connaissant, ils ne se poseraient pas plus de questions. Du moins pour le moment...

Akiho se rassurait comme elle pouvait et avait décidé, pour se changer les idées, de se rendre dans le coin le plus musical du quartier qu'elle se plaisait à fréquenter quand ses idées tournaient au noir. Emboîtant le pas au reste des personnes traversant la rue, elle se dirigeait d'un pas presque léger, laissant son regard s'attarder sur les passants et s'imaginant être à leur place, une humaine lambda dépourvu de tout pouvoir et de toute faim sanguinaire. Elle fronça les sourcils : la voilà qui broyait de nouveau du noir... Elle détacha ses yeux du couple et de leur enfant de l'autre côté du trottoir qu'elle était en train de fixer, pour les replonger sur son portable, vérifiant l'heure qu'il était. Ses sens étaient certes décuplés, mais elle manqua de peu de rentrer de plein fouet dans une inconnue qui apparue soudainement dans son champ de vision. Elle s'arrêta de justesse, s'apprêtant à s'excuser, mais elle n'en eu pas le temps...
« J’en étais putain d’sûre! »
Son cœur fit un bond dans sa poitrine lorsqu'elle reconnu la voix qui venait de s'exclamer et Akiho manqua en lâcher son portable. Elle n'avait pas besoin de poser les yeux sur son interlocutrice pour savoir à qui elle avait à faire, et elle hésita grandement avant de les lever dans sa direction. Cela faisait plusieurs longs mois — composés ça et là d'une mort, d'une résurrection, de nouveaux pouvoirs accompagnés - bien qu'elle n'en ait coché aucune option - de quelques envies de meurtres — qu'elle n'avait pas entendu sa voix, et pourtant elle ne s'était pas trompée. Yoong-Ki se trouvait bel et bien devant elle, le visage à la fois surpris et furieux.
« Yoo- »
Akiho n'eut même pas le temps de s'exprimer, Yoong-Ki explosa, faisant fi des passants alarmés par son soudain emportement. Si un regard pouvait tuer, alors la japonaise reposerait déjà six pied sous terre, et pas de résurrection à la clé. Au plus elle parlait, au plus la culpabilité gonflait dans le cœur d'Akiho, la plongeant plusieurs mois en arrière alors qu'elle ignorait avec grande difficulté les messages inquiets de son amie. L'allusion à sa sœur disparue l'acheva un peu plus, si bien qu'elle faillit en lâcher une larme. Si elle savait...
La fin de sa tirade était accompagnée du vocabulaire enflammé de la jeune coréenne qu'Akiho lui connaissait déjà de son vivant, et elle pensa presque avec amusement que tout n'avait finalement pas changé. Elle fut néanmoins surprise par l'étreinte soudaine que lui gratifia Yoo et de la force qu'elle y avait mis. Elle en resta muette, partagée entre l'envie de l'enlacer à son tour ou d'y mettre immédiatement un terme.
« Si tu voulais que j’disparaisse de ta vie tu aurais pu être plus directe ! D’ici là t’as deux-trois trucs a m’expliquer!.... » souffla la plus âgée, resserrant ses bras autour d'Akiho.
Cette dernière avait redouté cette conversation depuis le jour où elle avait pris la décision de s'éloigner. Elle s'était imaginé la scène un nombre incalculable de fois, avait retourné la question dans sa tête encore et encore... Elle avait même trouvé un semblant d'excuse. Mais face à son amie, rien ne sortait de sa bouche, et le stresse grimpait un peu plus. L'étreinte n'arrangeait rien à son état : Yoo était tellement proche qu'Akiho commençait à entendre les battements de son cœur et le sang couler dans ses veines. Elle paniqua et sans plus attendre, agrippa les bras de la coréenne pour les détacher de ses épaules. Elle recula de plusieurs pas.

Un silence gêné s'installa entre elles, ponctué du bruit des pas des quelques passants autour. Akiho ne savait pas par où commencer...
« Je ne voulais pas... J'étais... La brune hésitait, cherchait ses mots. Elle ne pouvait décemment pas lui dire la vérité, mais elle détestait lui mentir. L'ignorer avait été la partie "facile". Ma vie a pris un tournant...compliqué. Que je n'avais pas vu venir. J'avais besoin de m'éloigner le temps de... de comprendre comment gérer tout ce qui m'arrivait et... Elle se frotta nerveusement le bras, incapable de regarder son amie dans les yeux. Ecoute Yoo, je suis désolée, je voulais vraiment pas t'embêter avec mes problèmes alors je... j'ai... » Elle releva la tête, plongeant ses yeux dans ceux de son amie.

« Je suis désolée... »

Couper court à cette étreinte — alors que des mois durant elle n'avait eu de contact avec personne d'autre que sa propre ombre — lui avait brisé le cœur. Et alors qu'elle pensait ne pas pouvoir se sentir plus misérable encore que ce qu'elle ressentait déjà, le regard noir et blessé de Yoong-Ki lui fit l'effet d'une douche froide. Les lèvres pincées, le regard coupable, Akiho se retenait de se jeter dans les bras de son amie, les souvenirs de la raison pour laquelle elle s'était éloignée d'elle agissant comme une douloureuse piqure de rappel. Elle ne pouvait pas franchir le pas. Pas maintenant. Elle n'était pas prête... Alors elle éludait. Elle contournait. Elle détournait. Elle cherchait à lui dire sans effleurer l'effrayante vérité. Elle voulait lui dire. Si terriblement lui avouer. Mais elle avait beau retourner la réponse dans sa tête, encore et encore, elle avait beau la reformuler, chaque possibilité lui semblait invraisemblable. Elle-même ne croirait pas à sa propre histoire si on la lui racontait.
Alors elle mentait...

Bien sûr, le peu de paroles qu'elle avait réussit à formuler ne pouvait plaire à la coréenne. Akiho s'en doutait. Elle l'a connaissait. Tête brûlée encore aujourd'hui, et terriblement expressive. Comment les quelques bribes de mots qu'elle lui avait offert auraient-il pu suffirent à éteindre les flammes de sa colère ? Ca ne serait pas aussi facile. La japonaise adorait Yoo, l'admirait pour son fort caractère. Mais ce qu'elle pouvait être obstinée ! Elle ne lâcherait pas l'affaire... Elle qui n'avait jamais eu l'occasion d'affronter la tempête de plein fouet, elle y faisait désormais face...et elle avait peur du dénouement.
A chacune de ses paroles, c'était comme si une lame se plantait dans sa peau. Lui dire qu'elle était en vie ? C'était bien ça le problème. Akiho se mordit la lèvre, s'empêchant de lui hurler qu'elle ne l'était plus. Retenant ses larmes de couler, s'empêchant de craquer. Un an. Elle avait tenu un an. Elle non plus n'allait pas lâcher maintenant... Elle piétinait sur place, incapable de se calmer, encaissant les paroles dures et vraies de son amie alors qu'elle ne trouvait rien à répliquer. La seule excuse qui pouvait mettre un terme à leur dispute, elle ne pouvait pas la lui révéler.
« Tu ne peux pas m'aider... » Les mots tombèrent, cassants et froids. A l'évidence, Yoo n'abandonnerait pas. Parce qu'elle était comme ça : perdre une deuxième soeur, alors que la douleur de la disparition de la première était encore présente dans son cœur était inenvisageable. Et Akiho le savait... Mais le dilemme était bien là : disparaître et blesser son amie, ou bien tout risquer pour rester auprès d'elle et se réveiller un jour pour la voir inerte dans ses bras, deux trous difformes dans le cou ? La réponse était toute trouvée...

Elle préféra reculer en prononçant ces mots. S'éloigner d'autant de pas que la coréenne avait avancé.
« Tu ne peux pas m'aider... Même mes parents ne savent pas ce que je traverse... Mes propres parents ! Un an que je leur parle uniquement par téléphone, que je les vois qu'à travers l'écran de mon ordinateur. Pas une visite par peur pour leur sécurité. C'est pour toi que je me suis éloignée. Parce que... Elle inspira, retenant un sanglot. « parce que j'arrive pas à gérer, putain ! »
C'était la première fois qu'elle parlait autant depuis "sa mort". La première fois que le sujet de "sa disparition" était abordée de vive voix. Elle ne comptait pas lui révéler sa nouvelle condition, mais elle ne pouvait plus se contrôler. Trop longtemps elle était restée silencieuse à garder tout ce qu'elle avait sur le cœur. Une boîte fermée à clé. Alors face à l'obstination de son amie, si la discussion ne s'arrêtait pas très vite, Akiho finirait par exploser.
« Tu peux me détester, Yoo, mais m'être éloigné de toi a été la meilleure solution... Pour nous deux. »
Elle ne la perdrait pas à cause de ça, elle s'en était fait la promesse. Et si engendrer une dispute pouvait être la solution, quitte à risquer leur amitié, alors Akiho n'hésiterait pas. Si elle pouvait la tenir éloignée le temps qu'elle comprenne comment se maîtriser... La japonaise ne voulait pas perdre les pédales en sa présence. Elle ne voulait pas lui montrer le monstre qu'elle était devenue. Elle ne voulait pas que son regard horrifié la toise, comme si elle était la pire des choses sur laquelle ses yeux s'étaient jamais posé. Parce que c'était la vérité...et qu'elle n'était toujours pas prête à l'accepter.

Elle se mordit l'intérieur de la lèvre, hésitante. Le stresse, la colère de Yoo, cette confrontation... Akiho avait du mal à gérer. La rue devenait de plus en plus sonore, le bruit des pas tambourinait en écho dans son esprit et les battements de cœur de son amie commençaient doucement à lui faire perdre la tête. Elle devait se calmer, trouver un endroit moins bondé.
« Je suis désolée... » souffla-t-elle, sincère, avant de se détourner, amorçant un pas alors que son regard cherchait désespérément, dans cette foule humaine, une ruelle où elle pourrait se faufiler.

Son crâne était comme une boîte vide où absolument tous les bruits que ses oreilles pouvaient entendre s'y engouffraient, pour s'écraser contre les parois et résonner avec force à l'intérieur. Elle avait l'impression qu'il piégeait tous les sons possibles et imaginables et qu'il refusait de les relâcher, créant un tourbillon sonore insupportable qui s'accentuait au fur et à mesure que cette discussion s'éternisait. Elle devait s'éloigner.
Akiho avait finalement repérée une ruelle un peu plus loin, s'excusant une énième fois auprès de son amie avant d'entamer son premier pas vers sa "liberté", n'ayant pour seule envie de s'extirper de cette mélasse humaine et d'enfin pouvoir se vider la tête. Pourtant, Yoong-Ki ne semblait pas de cet avis, s'interposant immédiatement... à bonne distance cette fois-ci.
« Yoo... » soupira la japonaise, douloureusement.
Le regard que lui lançait la coréenne lui transperçait la peau et elle avait du mal à le soutenir. Et le silence pesant qui s'installa entre elles était presque aussi bruyant que le brouhaha qui lui vrillait les tympans. Akiho en avait mal au ventre. Une boule se forma même dans sa gorge, l'empêchant de déglutir. Elle ne pouvait que rester silencieuse en attendant que son amie réplique, espérant ne pas craquer.

La vérité était toujours difficile à entendre, mais lorsqu'elle était soudainement prononcée par Yoong-Ki, ça lui fit l'effet d'une claque : rapide et imprévisible. Elles ne se reverraient plus... Akiho ne s'était pas rendu compte d'à quel point son homologue lui avait manqué, et alors que ses mots résonnaient encore dans son crâne, son envie de partir s'amenuisait de plus en plus. Elle ne voulait plus. Yoo lui avait terriblement manqué : ignorer ses messages, ses appels, l'éviter dans les rues lorsqu'elle la voyait... C'avait été plus douloureux encore que ce qu'elle avait pu imaginer. Elle en avait presque oublié ses petits tics qu'elle redécouvrait en posant ses yeux sur elle. Son franc-parler. Sa détermination. Aussi, la voir soudainement se résigner la fit culpabiliser alors qu'elle aurait dû se réjouir. Elle n'avait plus qu'à partir, la laisser dans cette ruelle et faire comme si cette entrevue ne s'était jamais passée.

Elle s'entendit lui répondre d'une voix dénuée de vie, comme si quelqu'un d'autre lui avait arraché ces mots de sa bouche sans qu'elle n'ait même pensé à les prononcer.
« Oui... »
C'était court. C'était froid. Et pourtant elle ne pouvait rien lui dire d'autre. Pas de promesse vaine de retrouvailles. Pas d'explications. Simplement la vérité, pure et dure. Elles ne se reverraient plus.
Les choses misent au clair, elle n'avait plus qu'à partir, s'éloigner de ce piège dans lequel elle avait plongé et rentrer se réfugier chez elle, pourtant, son corps refusa de bouger. Quitter Yoo, s'était rayer de sa vie - ou de sa mort selon les points de vue - les seuls souvenirs heureux qu'elle avait réussit à conserver dans cette mélasse sombre qui la noyait pendant une année entière. S'était tourner le dos aux seuls moments de joie qu'elle pouvait s'offrir dans ce quotidien de l'horreur. Elle avait réussit, pendant un an, à l'éviter sans trop y penser, mais maintenant qu'elle l'avait en face d'elle, tout lui revenait, et elle n'avait plus envie de partir.
« C'est si dur Yoo, si tu savais... » lâcha-t-elle soudainement dans un sanglot, sa voix étranglée étouffant la fin de sa phrase.
C'était comme si le personnage qu'elle jouait en face de son amie s'était soudainement envolé, remplacer par une jeune adulte apeurée et à bout, au bord des larmes.

Akiho était perdue et surement était-ce incompréhensible pour Yoong-Ki : si pressée de s'éloigner de son amie, la voilà désormais hésitante, le regard appelant à l'aide mais le corps fermé à toute possible approche. Elle était une boule de nerf prête à exploser, agitée par ses dilemmes et rendue totalement incohérente. Elle voulait tout lui dire. Quitte à passer pour une folle aux yeux de la coréenne. Elle n'avait parlé de sa condition à personne et ça la rongeait de l'intérieur. Elle n'en pouvait plus. De se cacher... De mentir... De s'éloigner de ses proches. Pourquoi devait-elle souffrir seule d'une chose dont elle n'était pas responsable ? Elle voulait tout lui avouer. Elle voulait s'ouvrir et enfin déballer ce qu'elle avait sur le cœur. Et se libérer d'un poids qu'elle se trainait depuis un an.
« J'aimerai t'expliquer tu sais... Te dire ce que je... Ce qu'il se passe... Mais... »
Mais comment réagirait-elle ? C'était une histoire impossible à croire.

Akiho posa son regard sur son amie, étudiant son visage, se remémorant le temps passé avec elle. Jamais Yoong-Ki ne se moquerait de son histoire. Ce n'était pas son genre. Peut-être ne la croirait-elle pas et se mettra tout simplement en colère en se demandant pourquoi son amie disparue inventerait une histoire aussi grotesque au lieu de lui dire la vérité. Peut-être qu'après ça elle ne voudrait tout simplement plus la voir... Au moins elle n'aurait plus aucune raison à donner pour la fuir.
« Mais je sais pas quoi te dire... »